Le mémorial des Lieux de Mémoire (Orte des Erinners) se situe dans un quartier de Berlin où vivaient avant guerre de nombreuses personnes de confession et de culture juives. Provocateur et intrusif, il interpelle les passants sur les lois antisémites à l'époque national-socialiste.
La visite du mémorial des Lieux de Mémoire est facultative
Le national-socialisme avait une lecture raciale des phénomènes historiques. Dans sa conception apocalyptique du monde, il croyait à une confrontation millénaire opposant deux ensembles biologiques majeurs et irrémédiablement antagonistes : la race aryenne et les races sémites, dont les Juifs étaient la composante la plus dangereuse car perfide et dominatrice. La particularité du national-socialisme est de vouloir régler définitivement ce conflit dans une lutte à mort. En conséquence, l'antisémitisme sera le moteur principal de toute sa politique.
Les grandes lignes de l'antisémitisme national-socialiste étaient théorisées dès les années 1920. Toutefois, les mesures antisémites devaient être graduelles afin d'éviter une réaction hostile de la population. Entre 1933 et 1945, plus de 10.000 lois et décrets sont pris contre les Juifs. L'objectif est double : dé-judéaïser l'Allemagne et dé-germaniser les Juifs. Chaque nouvelle mesure pavait la voie à la suivante. A terme, les non-Juifs devaient perdre toute d'empathie et considérer la question juive comme problématique.
Longtemps oubliées et ignorées, beaucoup des lois antisémites sont redécouvertes lors de la révolution mémorielle des années 1980 en Allemagne. C'est dans ce contexte qu'en 1993, les artistes Renata Stih et Frieder Schnock inaugurent un mémorial décentralisé dans les rues du quartier Bavarois pour rappeler les réalités de l'antisémitisme dans le quotidien de personnes ordinaires mais persécutées parce que juives.
Provoquer une réaction ou l'indifférence
Le mémorial des Lieux de Mémoire est composé de 80 écriteaux placés en hauteur sur les poteaux de signalisation et sur les lampadaires. Il couvre l'ensemble du quartier et s'éparpille le long des trottoirs, à distance plus ou moins grande. Pas facile de trouver toutes les plaques : un peu de patience et d'observation sont parfois nécessaires. A l'inverse, c'est en levant les yeux avant de traverser la route qu'on peut en découvrir une de manière fortuite.
Chaque panneau possède deux faces. L'une est l'illustration minimaliste et enfantine d'un objet du quotidien. L'autre est le condensé en une ou deux phrases du décret antisémite qui lui est associé. Le dessin d'un thermomètre renvoie à l'interdiction pour les Juifs de pratiquer la médecine. Celui d'un pain indique l'obligation de faire ses courses uniquement pendant les heures autorisées. Un chat rappelle l'interdiction de posséder un animal domestique.
La plupart des lois antisémites semblent bénignes car elles sont trop spécifiques et ancrées dans le quotidien. Elles participent au contraire à la banalisation de la persécution. Ce processus contraignant exclut les Allemands juifs de la communauté nationale. Le mémorial réussit par sa simplicité apparente à retranscrire le malheur de personnes ordinaires progressivement privées de tous les droits. Il interpelle sur l'indifférence générale ou l'acceptation passive de l'époque en prenant les passants d'aujourd'hui à témoin mais aussi à partie. Un regard en miroir qui faisait sens en 1993 mais qui est désormais complètement dépassé, contre-productif et en cela possiblement dangereux.
L'importance du contexte
Un mémorial raconte une histoire qui ne se conjugue pas au passé. Il est contemporain de l'époque à laquelle il a été pensé. Il est un marqueur de l'évolution des sociétés, qu'il en soit l'initiateur ou le résultat. L’œuvre mémorielle s'inscrit par conséquent dans un contexte particulier dont elle ne peut être dissociée. Elle exprime enfin un message tantôt provocateur, tantôt cathartique.
Le mémorial des Lieux de Mémoire s'inscrit dans le contexte des années 1980 et de la lutte contre l'ignorance de la Shoah dans la société allemande. Ce sursaut mémoriel commença à l'approche du cinquantenaire des Pogroms de Novembre 1938 et donna lieu à l'inauguration de plusieurs mémoriaux engagés dans la perspective de l'occupation de l'espace public. Cette perspective consiste à influencer les géographies urbaines pour interpeler et responsabiliser la population. Les formes artistiques sont souvent violentes et brutales et suscitent effectivement des réactions. En 1993, pendant l'installation du mémorial des Lieux de Mémoire, plusieurs habitants avaient alerté la police que des intrus placardaient des slogans antisémites dans leur quartier.
La révolution des années 1980-1990 a permis l'adoption d'une nouvelle politique mémorielle en Allemagne qui, à quelques exceptions près, fait l'unanimité aujourd'hui. A ce moment, les anciens mémoriaux auraient pu être muséalisés et remplacés par de nouveaux projets en adéquation avec notre époque. En effet, leur mission n'est plus d'initier un débat national. Pourtant, ces œuvres ont été sacralisées dans l'espace public au nom du devoir de mémoire.
Afficher des textes antisémites dans la rue sans modération ni contextualisation mémorielle, et non historique, est une provocation. En 2023, que provoque le mémorial des Lieux de Mémoire sinon une culpabilisation gratuite de la population, son incompréhension et parfois même son indifférence ? On regrette également l'usage exclusif de l'allemand qui continue à faire de l’antisémitisme une question strictement nationale et figée dans le temps. La responsabilité des artistes est engagée, mais probablement ne vivent-ils pas dans le quartier qu'ils auront profondément affecté.
Atouts
Un jeu de découverte en ville
Le reflet des années 1980-1990
Le contraste entre le dessin et le texte
Limites
Un concept et un message fourvoyés
L'absence de contextualisation
Provocation plutôt qu'éducation
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